“Amour fraternel”, Alexandre Mitchell, 2023 (42 x 59cm, encre de Chine)
Ce dessin exprime la longue et tumultueuse relation entre Venise et Constantinople tout au long du Moyen Âge. Ces deux grandes villes chrétiennes étaient également deux pôles du christianisme, latin « catholique » et grec « orthodoxe ».
Leurs échanges ont pris fin brutalement en 1204 lorsque Venise conspira pour détourner la quatrième croisade de la Terre sainte afin qu’elle attaque Constantinople et mette la ville à sac. La quatrième croisade fut le premier massacre entre chrétiens à l’échelle internationale. On est en droit de se demander comment cela a-t-il pu se produire à une époque où la ferveur religieuse était particulièrement forte chez les chrétiens.
Les croisés latins ont avancé divers arguments spécieux pour justifier leur massacre de chrétiens orthodoxes grecs et certains Vénitiens de l’époque ont justifié leur implication dans ces affaires en déclarant qu’ils essayaient simplement d’aider l’ancien empereur byzantin Alexius et que tout avait dérapé. Il est plus vraisemblable que les relations fraternelles entre les villes et les chrétiens de différentes confessions ont été éclipsées par des considérations plus pratiques.
Même si Venise était chrétienne et respectait la suprématie spirituelle du pape à Rome – c’est le pape Innocent III qui avait été le fer de lance de la quatrième croisade – les Vénitiens étaient des marchands pragmatiques, négociant constamment leur position dans un monde méditerranéen en constante évolution. Plutôt que de considérer 1204 comme un désastre colossal entre chrétiens, peut-être devrionsnous voir cet événement comme l’aboutissement inévitable des ambitions économiques et géopolitiques de Venise.
Le pape Jean-Paul II a présenté ses excuses pour cet horrible événement dans un célèbre discours le 4 mai, 2001 devant le principal représentant de l’église orthodoxe grecque :
(…) Certains souvenirs sont particulièrement douloureux, et certains événements d’un passé lointain ont laissé jusqu’à aujourd’hui de profondes blessures dans l’esprit et le cœur des gens. Je pense au sac désastreux de la ville impériale de Constantinople, qui fut si longtemps le bastion de la chrétienté en Orient. Il est tragique que les assaillants, qui avaient entrepris d’assurer le libre accès des chrétiens à la Terre sainte, se soient retournés contre leurs propres frères dans la foi. Le fait qu’il s’agisse de chrétiens latins remplit les catholiques d’un profond regret. (…)
De nombreux objets précieux, ainsi que des milliers de colonnes et de matériaux de construction ont été expédiés à Venise. La plupart d’entre eux sont encore visibles aujourd’hui dans le paysage urbain de Venise. L’un de ces objets pillés est un groupe sculpté appelé les Tétrarques, encastré dans l’angle de la façade de la basilique SaintMarc. Il s’agit de deux couples de souverains romains enlacés, d’où son nom de Tétrarques (« Quatre souverains »).
Selon un ancien texte byzantin, un groupe sculpté similaire se trouvait sur une place publique de Constantinople appelée Philadelphion. Et « Philadelphion » en grec… signifie « amour fraternel ».
Il peut s’agir ou non du même monument, mais la façon dont les tétrarques ont été dérobés à Constantinople et dont ils ont été intégrés à la façade même d’un bâtiment éminent de Venise est symbolique d’une relation condamnée entre les deux villes. C’est pourquoi les deux souverains fraternels sont montrés se noyant dans le grand canal, bloqués par une chaîne, attachée à Ca’ da Mosto, le plus ancien Palazzo du Grand Canal, décoré dans un style vénéto-byzantin.
Cette chaîne rappelle deux chaînes métalliques géantes historiques. Le doge Pietro Tribuno tendit une chaîne à l’entrée du Grand Canal en 906 de notre ère pour empêcher les flottes ennemies de pénétrer au cœur de Venise. Cette chaîne s’inspirait d’une chaîne bien plus célèbre, celle du port de Constantinople, qui l’a protégé contre les flottes ennemies pendant 700 ans, jusqu’en 1453, date à laquelle la chaîne a été contournée par les forces ottomanes.
Tout comme les tétrarques ont été exposés sur la façade de la basilique de San Marco après 1204, la chaîne est exposée au musée d’archéologie d’Istanbul. En effet, même si 600 ans se sont écoulés depuis 1453, la chaîne rappelle toujours la chute de la plus grande ville de la Méditerranée orientale.
Pour en savoir plus
Tétrarques et matériaux de remploi
- Ludovico Rebaudo, “Il gruppo dei tetrarchi: una lettura del reimpiego”, in Giuseppe Cuscito (ed.), Riuso di monumenti e reimpiego di materiali antichi in età postclassica: il caso della Venetia, Trieste, Editreg, 2012, p. 147-158.
- Spolia | for a full bibliography and current research on the topic of decorative sculpture reused in new monuments, see DiSpLay (Digital Spolia Layering), the ongoing scientific project at the university of Venice | wikipedia
- Tetrarchy | online
- Monument of the Tetrarchs | online
La Quatrième croisade (sources primaires)
- de Villehardouin, Geoffrey. “Chronicle of The Fourth Crusade and The Conquest of Constantinople” | online
- Robert of Clari. “The Conquest of Constantinople” | online
La Quatrième croisade (sources secondaires)
- “The Fourth Crusade and the Latin empire of Constantinople”, 2006 | Encyclopædia Britannica
- The fourth Crusade | Wikipedia
- The Sack of Constantinople | Wikipedia
- Angold, Michael, “The road to 1204, the Byzantine background to the Fourth Crusade”, Journal of Medieval History, Vol. 25/3, 1999, pp. 257–278.
- Bartlett, W. B., An Ungodly War: The Sack of Constantinople and the Fourth Crusade. Stroud: Sutton Publishing, 2000.
- Harris, Jonathan, Byzantium and the Crusades, Bloomsbury, 2nd ed., 2014.
- Kazhdan, Alexander “Latins and Franks in Byzantium”, in Angeliki E. Laiou and Roy Parviz Mottahedeh (eds.), The Crusades from the Perspective of Byzantium and the Muslim World. Washington, D.C.: Dumbarton Oaks, 2001, pp. 83–100.
- Kolbaba, Tia M. “Byzantine Perceptions of Latin Religious ‘Errors’: Themes and Changes from 850 to 1350”, in Angeliki E. Laiou and Roy Parviz Mottahedeh (eds.), The Crusades from the Perspective of Byzantium and the Muslim World Washington, D.C.: Dumbarton Oaks, 2001, pp. 117–143.
- Hodgson, Natasha, “Honour, Shame and the Fourth Crusade”, Journal of Medieval History, 39/2, 2013, pp. 220-239.
- Lester, Anne E., “What remains_ women, relics and remembrance in the aftermath of the Fourth Crusade”, Journal of Medieval History, 40/3, 2014, pp. 311-328.
- Madden, Thomas F., Enrico Dandolo and the Rise of Venice, Baltimore: Johns Hopkins University Press, 2003.
- Madden, Thomas F., and Donald E. Queller, The Fourth Crusade: The Conquest of Constantinople. Philadelphia, PA: University of Pennsylvania Press, 1997.
- Noble, Peter, “The importance of Old French chronicles as historical sources of the Fourth Crusade and the early Latin Empire of Constantinople”, Journal of Medieval History 27, 2001, pp. 399–416.
La chaîne à Venise et à Constantinople
- Venice on foot | online
- Georgios Anapniotis, The truth about the great chain of the golden horn | ResearchGate
- Takeno, J., Takeno, Y., “The Mystery of the Defense Chain Mechanism of Constantinople”, in Koetsier, T., Ceccarelli, M. (eds.) Explorations in the History of Machines and Mechanisms. History of Mechanism and Machine Science, vol 15. Springer, Dordrecht. 2012 | doi
- Navigation barriers | wikipedia
- Golden Horn Chain | atlasobscura | ancient-origins
Palazzo Ca’ da Mosto
- Palazzo Ca’ da Mosto | wikipedia
- La famiglia e il palazzo Da Mosto | Conoscerevenezia
Remerciements
Je souhaite remercier Dr Marcella De Paoli (conservatrice du musée d’archéologie de Venise) et Dr Myriam Pilutti Namer (Ca Foscari Université de Venise et membre du projet de recherches DiSpLay) pour une merveilleuse visite guidée personnelle des collections du musée d’archéologie de Venise et une conversation très instructive sur les anciennes spolia byzantines trouvées à Venise.
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