LE PROCESSUS ARTISTIQUE

J’écris ces quelques mots en réponse à plusieurs questions du public lors d’une exposition récente à Bruxelles: Pourquoi le noir et blanc ? Comment conciliez-vous votre parcours d’archéologue avec vos créations artistiques ?

Tout d’abord, j’aime le noir, pas autant qu’un Soulages mais tout de même au point que je ne possède que des t-shirts noirs. Quand je dessine pour moi-même, j’aime le crayon (exemple) ou l’aquarelle (exemple). Mais quand il s’agit de ces grands dessins un rien provocateurs à l’inspiration tant historique qu’esthétique, je deviens complètement monochrome. Je préfère toutefois employer le terme bichrome, pour rappeler que le noir est tout aussi important que le blanc dans mes dessins. Après tout, si le blanc est un mélange de couleurs, le noir en est l’absence.

J’ai besoin du contraste fort, de la netteté du trait pour dire une histoire. Je me disperserais dans le chatoiement des couleurs. Je les évite pour me recentrer, pour raconter une histoire avec le plus de force possible.

Cela dit, mes dessins sont peints à l’encre noire, jamais en blanc, même dans Dante sotto la città. Les zones en blanc sont celles qui n’ont pas été couvertes de noir. Je peins comme à l’envers, car j’aime révéler le côté obscur, déterrer le passé en quelque sorte. J’essaie d’offrir au spectateur le plaisir d’être archéologue tandis qu’il examine mes dessins.

Chaque dessin est le résultat d’un très long processus qui peut durer des mois, fait de recherches, de lectures qui peuvent parfois sembler sans fin, de livres, de sites internet, d’articles scientifiques, de nombreuses esquisses, parfois de courts voyages d’étude, de visites de fonds de musées parfois inaccessibles au public. Tout ceci informe le dessin et le texte qui accompagne toujours chaque dessin.

J’insiste : je ne m’érige absolument pas en universaliste ou en « spécialiste de tout », loin de là. Par contre, je suis très curieux et je possède tous les réflexes aguerris du chercheur. Je sais où trouver et assimiler rapidement l’information dont j’ai besoin ou bien à qui la demander le cas échéant. Mes dessins s’inspirent aussi des rencontres et discussions merveilleuses avec des collègues ici en Europe ou ailleurs. Sans la visite guidée d’une des curatrices du musée archéologique de Venise et la longue discussion avec la spécialiste des spolia, mon dessin Brotherly Love n’aurait simplement pas vu le jour. Elles m’ont montré la face cachée de Venise comme seules des historiennes/archéologues vénitiennes pouvaient le faire.

Pendant ces recherches, mais surtout après, je fais une grande quantité d’esquisses, généralement au crayon HB (qui permet en fonction de la pression qu’on exerce et de l’angle une grande versalité de tons) dans des carnets que je remplis au gré des objets ou bâtiments qui m’intéressent.

Souvent ce sont les idées qui viennent alimenter l’image, mais parfois c’est une image qui s’impose à mon esprit et dont je ne peux me détacher, une vision si forte que les idées défilent comme des ombres chinoises.

La composition me prend un temps infini, car ma mémoire visuelle très développée par l’archéologie (après tout, déjà pour mon doctorat entre 1999 et 2002 j’ai analysé près de 130.000 vases grecs et redessiné quelques centaines), freine mes élans artistiques.

Quand je parle de composition, je fais références à la recherche de lignes pures et d’éléments simplifiés géométriques comme des carrés, des cubes, des sphères, des triangles, que j’agence en tous sens jusqu’à ce que je sois satisfait des mouvements du dessin.

Parfois je veux qu’un élément surgisse d’une mer en furie, comme dans Les Disparus, ou que le sang ruisselant du Cinquantenaire crée une flaque ayant la forme du Congo dans Le dévoreur de vies, ou parfois je dois faire face à la difficulté de montrer simultanément le champignon nucléaire et le souffle de la bombe dans le dessin Hiroshima. J’ai imaginé que le fleuve qui traverse Hiroshima se transforme en vague géante à la Hokusai qui s’éloigne de l’impact de la bombe et emmène les Yokai loin de l’Atome. Ce dessin est issu directement d’une vision globale du dessin qui s’est imposée une nuit, une sorte de vision cauchemardesque.

Grâce au grisé du crayon, j’imagine les effets de clair-obscur, je teste, j’essaie de voir si le blanc s’imposera ou le noir en fonction du sens ou contenu du dessin. Parfois le sens prime, parfois le besoin esthétique.

Je triche, je tords, je m’amuse à refaçonner des objets pour les besoins de ma vision esthétique et le sens de l’image. J’éclaire le palazzo Ca’ da Mosto sur le Grand Canal en pleine nuit dans Brotherly Love, car c’est celui qui m’intéresse, son style typiquement byzantin ; dans ce même dessin, je transforme le haut-relief des tétrarques qui est en réalité un groupe de quatre personnages, encastré dans un coin de la basilique St Marc de Venise. J’en fais un couple de deux frères en ronde-bosse, enlacés, qui coulent dans le canal. Parfois, je fais disparaître les traits distinctifs d’un personnage que j’illustre, comme la fameuse barbe à rallonge du roi Léopold II dans Le dévoreur de vies, ou bien je tords et transforme la forme du champignon nucléaire dans Hiroshima, pour qu’il prenne une place immense dans le dessin, comme dans ma vision dont est issu le dessin.

Après viennent les esquisses du dessin final bien avant d’entamer le travail. En effet, comme le dessin final est fait à l’encre de Chine (pinceaux de diverses tailles en poil de martre et à la plume, Tachikawa Nib Maru Pen T77 Soft) je sais que le dessin sera lent car à l’encre de Chine, on n’a guère droit à l’erreur. L’encre est indélébile. J’utilise plusieurs encres de Chine. J’espère un jour obtenir des bâtons d’encre Sumi Kobaien de Nara au Japon. On verra bien. J’ai testé de nombreux types de papier, et j’aime beaucoup le Canson 224g, dont la densité est suffisante pour porter de grands aplats de noir.

Depuis que je collabore avec le talentueux lithographe Bruno Robbe, sur quelques dessins, les contrastes sont encore plus accentués et cela fonctionne très bien.

En conclusion, si mon art est un peu sombre, il n’est pas sinistre : j’essaie de déterrer un passé souvent dérangeant et devenu invisible, pour faire jaillir la mémoire.